06 mars 2009
Le mouvement en Guadeloupe : un témoignage direct
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Cet article a été écrit par Marie, une jeune camarade qui passait des vacances en Guadeloupe au moment de la grève générale. Elle a interviewé un syndicaliste sur un barrage routier en Basse-Terre.
Le mouvement de grèves en Guadeloupe a débuté en Décembre. Le LKP, Liyannaj Kont Pwofitasyon, qui regroupe de nombreux syndicats (dont l’UGTG, la FSU et la CGTG), a suspendu le mouvement après quelques journées, livrant ses revendications à l’examen du MEDEF et de l’Etat, et annonçant une reprise des grèves pour le 20 janvier si les négociations ne s’ouvraient pas avant cette date. Un mépris sans réserve a accueilli ces déclarations : ni l’Etat, ni le MEDEF, n’ont examiné les revendications, et le mouvement s’est déclenché. Depuis, la Guadeloupe est « bloquée ». Concrètement, de nombreux secteurs sont en grève (la poste, certains services audio-visuels, l’éducation, les employés du tourisme : aéroports, hôtels, etc, salariés du secteur primaire), des piquets de grèves sont organisés par le LKP devant des hôtels, stations services, ainsi que des barrages de routes. Si le mouvement est impressionnant, Patrice souligne bien que c’est parce qu’il est l’aboutissement d’une colère populaire qui remonte aux heures de la colonisation et de l’esclavage, dont beaucoup de guadeloupéens jugent ne pas être sortis. Les exploités ne sont pas les seuls à se sentir encore dans un système colonial : la communauté Béké, qui descend directement des premiers colons, légitime aujourd’hui encore sa domination économique de l’île par des propos racistes qui discriminent autant les Noirs que les Blancs (car les blancs « ignorants » développent le métissage). Les békés possèdent tous les hyper-marchés de l’île, et s’entendent pour fixer les prix, prétextant que les importations sont la cause de la vie chère. Mais ces importations n’expliquent pas tout : la tomate locale se vendait 6 Euros le kilo en Décembre dans tous les Carrefour ! Ce problème, spécifiquement colonialiste, se double du problème social qu’engendre partout le capitalisme : le patronat local exploite sans scrupules une population dont plus du quart en au chômage, et les salaires décollent rarement au-dessus du SMIG. Le résultat est sans surprise : 20% des ménages vivent sous le seuil de pauvreté (site officiel de l’UGTG).
Le problème ayant enfin été pris au sérieux devant l’ampleur du mouvement, les négociations se sont ouvertes. Elles sont un nouvel exemple du mépris avec lequel les guadeloupéens, surtout quand ils ont des revendications sociales, sont traités par le pouvoir métropolitain : Jégo, représentant de l’Etat, s’étant engagé auprès du LKP sur une plate-forme de revendications à examiner, a été convoqué expressément par Fillon et a abandonné la table des négociations. De retour en Guadeloupe, il a tout bonnement nié ses engagements ! Durant toutes les négociations, le MEDEF s’est fait remarquer par sa mauvaise volonté : les organisations de petits patrons (qui ont, eux, des difficultés réelles à augmenter les salaires) ont presque toutes accepté les 200 Euros d’augmentation du SMIG. Jocelyn Maleama, président de l’association des commerçants du Moule, déclare : « 90% des entreprises sont favorables au mouvement » (France-Antilles du 15 février). Les arguments des grands patrons, repris par tous ceux qui dénigrent les grèves, sont les mêmes que ceux qu’utilisent Sarkozy pour criminaliser le mouvement social en France : le LKP ne serait qu’un petit groupe d’agitateurs non-représentatifs de la population, prise en otage par les grèves … Bref, « l’ultra-gauche » guadeloupéenne ! Or, le peuple guadeloupéen se trouve massivement représenté dans ce mouvement. Parmi les non-grévistes, beaucoup soutiennent le LKP et vont aux manifestations. L’Eglise même, dont l’influence sur la société antillaise est très forte, se montre favorable au mouvement : « une autre Guadeloupe est possible, si nous nous donnons les moyens de réorienter notre économie pour qu’elle soit au service des personnes et non du seul profit de quelques-uns » (Rencontre diocésaine des responsables catholiques de Guyane, Martinique et Guadeloupe, France-Antilles du 28 Janvier). Certains membres du clergé sont explicites : « On ne peut pas être dans l’Eglise et pour la pwofitasyon », déclare le Père Michel. Les économistes locaux, les spécialistes des conflits sociaux, sont très clairs : « Cette crise est celle de la refondation de la société Guadeloupéenne », analyse Patricia Braflan-Trobo, auteure d’un ouvrage de science politiques expliquant les mouvements sociaux en avril 2007. (France-Antilles, 28 janvier).
Soutenir que ce mouvement n’est pas représentatif, dénoncer le " climat menaçant " que le LKP fait régner lors des négociations (le MEDEF s’attendait sûrement à être accueilli avec des fleurs de balisiers ?), exiger l’arrêt des grèves au nom des salariés qui perdent leurs journées de travail (en oubliant au passage le quart de la population privée de travail, non par les grèves, mais par les choix économiques des gestionnaires de l’Ile, comme l’importation de produits pouvant être cultivés sur place), c’est tout un argumentaire bien connu en métropole, comme dans les DOM-TOM, comme partout dans le monde. Mais bien faible face à la légitimité du LKP, qui progresse dans la satisfaction de ses revendications.
Pourquoi le MEDEF se défend-il avec autant d'acharnement ? (si ce n'est avec des arguments valables). L'hypothèse du manque de moyens pour augmenter les salaires est bidon : Wily Angèle, le président du MEDEF en Guadeloupe, ne possède pas d'entreprises sur place (d'où la question "Combien de salariés en Guadeloupe, Angèle?" qu'Elie Domota lui adresse souvent en réunion, et qui reste toujours sans réponse ...). Si le MEDEF rechigne tant à signer cet accord, c'est à cause de la portée qu'aura partout en France une telle victoire sociale. En France métropolitaine, la crise sociale est de plus en plus visible, les grèves se multiplient dans tous les secteurs. Les yeux de tous sont tournés vers les luttes antillaises, et le recul du MEDEF local sera le signe de sa faiblesse nationale. La victoire du LKP, celle du peuple guadeloupéen, des victimes de la "profitation" sera celle de tous les mouvements de contestations sociale, économique, et politique !
Interview de Patrice, gréviste du LKP (propos recueillis sur la route entre Bouillante et Mahaut, lors du blocage de cette route par un groupe du LKP)
Quelle est la nature de vos revendications, à qui les adressez-vous ?
Nos revendications sont des revendications de justice sociale. Ce n’est pas normal qu’en Guadeloupe, la plupart des salariés ne sont qu’au SMIG. Les fonctionnaires touchent 40% en plus pour affronter la vie chère, et c’est légitime. Mais pourquoi les salariés du privé n’ont pas droit à la même augmentation : ils sont confrontés au même prix de la vie ! Eli Domota, le leader du LKP, est directeur-adjoint de l’ANPE et bénéficie de ces 40%. Et comme tout Guadeloupéen qui veut la justice, il réclame les 200 euros d’augmentation du SMIG : exactement une augmentation de 40%. Ensuite, nous espérons qu’une justice sociale aboutira une autre justice, l’égalité des races. Le racisme en Guadeloupe, plus encore qu’en métropole, est social et économique. Les Béké possèdent presque toutes les terres agricoles, et 60% des grands centres de distribution alimentaire. Ils exploitent par le travail ceux d’entre nous qui sont dans le primaire, et ils exploitent toute l’Ile par la consommation. Ce sont eux qui fixent les prix. Nous considérons cette communauté comme responsable de notre situation sociale injuste. Mais ce ne sont les seuls. Dans le domaine industriel, on a des patrons qui exploitent autant que les békés, et qui viennent de la métropole. Nos revendications s’adressent au MEDEF, aux békés, et à l’Etat français qui laisse faire ça. L’Etat français aujourd’hui nous traite comme une colonie, nous dénonçons cette relation, qui est une relation de profitation, et d’exploitations des petites classes sociales.
Cette justice fondée sur l’égalité des peuples que vous espérez, c’est le sens du slogan « la Gwadeloup cé tan nou, la Gwadeloup a pa ta yo » ?
Tout-à-fait. Ce slogan choque les touristes métropolitains, qui croient que notre combat est un combat raciste, et donc un combat contre eux. Or, c’est tout le contraire : notre combat est contre le racisme. « la Guadeloupe, c’est pas à vous », ça ne s’adresse pas aux touristes, ni aux blancs ! ça s’adresse avant tout aux békés, qui ne sont pas du tout des blancs, qui se revendiquent comme une race à part. Et ça s’adresse à ce patronat métropolitain, qui vient ici pour exploiter une population où les salariés dépassent rarement le SMIG. Nous considérons ce comportement patronal et des békés comme une continuation de l’esclavage, c’est ça que nous appelons la « profitation ». Nous parlons de « révolte nègre », on parle tout aussi bien de « révolte d’esclaves modernes », de toutes les victimes de la profitation : beaucoup de gens différents, des noirs africains, des coulis, des métis, des blancs…
Comment le LKP fait-il pour fédérer toutes ces revendications, venant de tant de gens différents ?
Ce mouvement c’est l’aboutissement d’un ras-le-bol populaire, présent dans les petites classes sociales et même chez les favorisés qui veulent la justice. Ce ras-le-bol est présent dans les Antilles depuis très longtemps, et le LKP prépare ce mouvement depuis plus d’un an. La crise financière mondiale a aggravé la situation, et le mouvement a été lancé en Guadeloupe. Il a très vite été suivi par la Martinique, qui connaît la même situation de profitation, puis la Guyane et la Réunion.
Et à quoi espérez-vous aboutir ?
Tout d’abord, nous voulons que nos revendications soient satisfaites, y compris et surtout les 200 Euros d’augmentation. Pour cela, les négociations doivent se passer dans le respect, ce qui n’est pas fait par l’Etat français, qui a rappelé Jégo parce qu’il avait accepté de signer un accord. L’Etat français s’est décrédibilisé. Ensuite, les guadeloupéens doivent réfléchir à un changement de statut. Mais ce changement exigerait des sacrifices économiques.
Votre mouvement est considéré comme un exemple par beaucoup de militants en France métropolitaine. Selon vous, est-ce possible de déclencher un tel mouvement là-bas ?
Je pense que c’est plus difficile là-bas, parce que les choses sont plus compliquées. Là-bas, vous avez toujours l’exemple d’un gars qui s’en est sorti, en travaillant, en étudiant. C’est possible pour un petit nombre, le reste des gens voient cet exemple et se disent : « moi aussi je peux m’en sortir ». C’est une illusion, bien-sûr, mais ça suffit pour empêcher les gens de se mobiliser. Ici, la situation est claire, les gens ont conscience d’être exploités, ça fait des années qu’ils n’en peuvent plus. Et ils savent très bien qui sont leurs ennemis : regardez ces jeunes, la semaine dernière, qui sont partis sans payer des magasins : c’était des grandes surfaces békés … les gens savent très bien. Si notre mouvement aide les métropolitains à se rendre compte qu’eux aussi sont exploités, c’est une victoire pour nous.
(« profitation » : traduction par néologisme, employé en Guadeloupe, du terme créole « pwofitasyon » )
(Patrice est un pseudo, le gréviste ne souhaitant pas que son nom soit diffusé, par crainte des répressions)
Cet article paraît dans le numéro 7 du journal Anticapitaliste qui vient de paraître. Disponible auprès des militants de Marxistes Unitaires ou en laissant un message sur ce blog.
NOUVEAU : Ce que le LKP a obtenu (augmentation des bas salaires, baisse de certains prix, recrutement dans l'Education Nationale, reconnaissance de la langue créole ...)
NOUVEAU : Le numéro 6 (février 2006) du journal Anticapitaliste a été mis en ligne (format PDF)
Libellés : Anticolonialisme, Antilles, Guadeloupe, Luttes ouvrières, Marxistes Unitaires