30 mai 2006
Lutte de classe et oppression - le cas de l'abolition de l'esclavage
Voici un excellent article de mon ami (le roi) Christophe Gaudier, sur comment la 1ère République a aboli - pour un temps trop court - l'esclavage. Sur le fond, il démontre les rapports dialectiques entre la lutte des opprimés et la lutte des classes. Les premiers doivent combattre pour leur liberté en toute indépendance (on parlera aujourd'hui de leur "autonomie" politique) mais ils le font généralement dans des conditions "objectives" qui leur sont très défavorables. La question des alliances ou des convergences des luttes est donc primordiale. Ce fut la convergence de la lutte des esclaves, sous la conduite de chefs issus de leurs propres rangs (ou récemment affranchis) comme Toussaint l'Ouverture ou Delgrès, et celle de l'aile la plus radicale des révolutionnaires français - ceux qui étaient les plus liés aux petits artisans et semi-prolétaires - qui rendit possible cette première abolition de l'esclavage. Son rétablissement fut évidemment la conséquence de la contre-révolution napoléonienne.
On peut donc se poser la question de savoir pourquoi la deuxième abolition (celle de Schoelcher !) fut, comme dit Christophe, plutôt une demi-abolition, qui laissa les anciens esclaves dans une situation de dépendance économique et sans pouvoir politique. Christophe écrit que cela se passa sans que les esclaves ne puissent "faire entendre leur voix", mais ne développe pas son analyse sur ce point. Or, il y avait une différence importante entre la 1ère et la 2ème République : dans le premier les révolutionnaires français étaient dans une lutte à mort avec les tenants de l'Ancien Régime, et avaient comme seuls alliés les couches les plus exploitées de la population. Dans le deuxième, la bourgeosie républicaine se sentait menacée autant, sinon plus, par la classe ouvrière naissante que par les monarchistes. Ce fut donc une révolution qui s'arrêta à mi-chemin, pour les esclaves, mais aussi sur le terrain social (il faut évidemment relire les écrits de Marx sur La lutte des classes en France etc). Terrorisée par le danger - pour eux - d'une révolution sociale, les partis bourgeois cédèrent facilement la place à la réaction en la personne de Louis Napoléon. Ce dernier, cependant, à la différence de Napoléon 1er, ne rétablira pas l'esclavage, qui n'était plus aussi rentable pour la bourgeoisie qu'auparavant. Celle-ci avait en plus déjà conquis l'Algérie et se tournait vers la conquête d'autres colonies.
J'espère que je suis clair !
PS Sur les rapports entre les luttes des opprimés et celle de la classe ouvrière, les différentes tentatives de Marx pour appréhender la question irlandaise sont fascinantes. Dans un premier temps, ils considéraient que les Irlandais (décidemment trop arrièrés ...) ne pouvaient pas se libérer sans la victoire des travailleurs anglais (plus avancés politiquement et peut-être culturellement ...). Après, il comprit que ceux-ci ne pouvaient pas se libérér tant qu'ils restaient aveuglés politiquement par leur attachement à la domination coloniale et à l'idée de la supériorité raciale (ou religieuse) des Anglais. "Un peuple qui en opprime un autre ne sera jamais lui-même libre" (si je me souviens bien de la citation). Il en vint à considérer que ce serait la victoire des Irlandais contre la classe dirigeante anglaise qui créeraient les conditions pour une révolution prolétarienne dans le pays dominant. Les Irlandais libéreraient les Anglais ! Dans tous les cas, ils pensaient que les deux luttes étaient intimément liées, tout le problème étant de comprendre la nature de la dialectique.
On me suit toujours ?
ET L'ARTICLE DE CHRISTOPHE ...
En 1794 l’abolition de l’esclavage fut une défaite des colons.
Selon une opinion largement répandue la Révolution qui débuta en 1789 pour aboutir à la République aurait été par essence abolitionniste. C’est donc de par son mouvement naturel et dans l’opposition à un Ancien Régime lui-même esclavagiste par essence, que par deux fois, en 1794 puis en 1848, la République abolit l’esclavage. Le rétablissement par le consul Bonaparte en 1802 ne serait qu’une péripétie que la République renaissante en 1848 se serait empressée d’effacer. Cette vision est fausse, contrairement à cette image quasi idyllique, le débat sur l’abolition entre 1789 et 1794 n’opposa pas la République et ses adversaires, mais il eu lieu dans le camp révolutionnaire lui-même.
Comment d’ailleurs en aurait-il été autrement dans une assemblée où les colonies étaient représentées par un parti de colons avant tout soucieux d’intérêts qu’ils partageaient avec des notables de villes dont l’activité étaient indissolublement liée au « commerce au loin » ? Condorcet le note avec justesse lorsque dès avant la réunion des états généraux il écrit à La Fayette : « trois colons choisis par des colons ne sont point pour les esclaves des colons des protecteurs bien impartiaux ». La première abolition de l’esclavage ne se fit pas portée par les idéaux des droits de l’homme dans un élan spontané, mais bien au terme d’une lutte acharnée dont le théâtre ne se limita pas aux seules assemblées.
Lorsque commence la révolution et jusqu’à la proclamation de la république, les principes de la déclaration de 1789 ne s’étendent pas jusqu’aux colonies et un fort parti colonial refuse d’entendre parler de tout ce qui peut évoquer une possible abolition. En mai 1791 un représentant des colons déclare à l’Assemblée Constituante : « Le régime colonial repose tout entier sur le système de l’esclavage. Le système de l’esclavage a pour base la continuation de la traite, et ce préjugé antique qui place les gens de couleur comme un barrière nécessaire entre les Noirs et les Blancs. Ces deux sauvegarde de nos propriétés sont menacées par des philanthropes. » Lorsque le 15 mai 1791 l’Assemblée décide timidement d’accorder la citoyenneté aux « libres » nés eux même de parents libres, les représentants des colons quittent l’assemblée et n’y reviendront qu’après avoir avoir obtenu un vote qui leur accorde la possibilité de faire obstacle à toute abolition. Une minorité, celle des futurs conventionnels s’élèvera contre cette inconséquence des constituants et avec Robespierre les accusera : « vous nous alléguez sans cesse les droits de l’homme, et vous y avez si peu cru vous mêmes que vous avez décrétez constitutionnellement l’esclavage. » Ils n’avaient pas tort puisque la constitution royaliste de 1791 affirme que : « les colonies et possessions françaises dans l’Asie, l’Afrique et l’Amérique, quoiqu’elles fassent partie de l’empire français, ne sont pas comprises dans la présente Constitution ». Le décret du 28 septembre déclarant libre et jouissant de tous les droits établis par la constitution tout homme quelque soit sa couleur qui entrerait en France n’y changera rien, ce ne fut que la confirmation d’un principe déjà acquis sous l’ancien régime.
Les nouvelles des évènements parisiens, la révolution et la déclaration des droits de l’homme arrivèrent aux Antilles dès septembre 1789, et malgré les efforts de colons pour les dissimuler aux Noirs elles relancèrent les revendications des esclaves et des affranchis. Ceux-ci rédigent des pétitions et à Saint-Domingue, un magistrat blanc qui les avait aidé à les rédiger est lynché en novembre 1789. En février 1791, le mulâtre Vincent Oger et son ami Chavannes, de retour de France pour réclamer l’application des droits des affranchis sont pris par des colons et horriblement suppliciés sur la place d’armes de Cap Français tandis certains de leurs partisans sont pendus. Des esclaves et des affranchis, sont fouettés et marqués au fer pour avoir lu à d’autres la déclaration des droits de l’homme. Les réactions de colons iront même jusqu’au massacre comme à la Martinique, le 3 juin à Saint-Pierre. C’est dans ses conditions qu’en août 1791 des dizaines de milliers d’esclavages et d’affranchis se soulèvent à Saint-Domingue et prennent le contrôle de la partie nord de l’île. Lorsque le 4 avril 1792 c’est sous la pression des révoltes locales et de l’opinion parisienne que l’Assemblée Législative reconnaît l’égalité politique des affranchis, mais sans inclure les esclaves. Pour certains de ces membres ce n’est pourtant qu’une ultime concession destinée à sauver l’esclavage. C’est pour faire appliquer cette loi que Sonthonax et Polverel, tout deux abolitionnistes convaincus sont envoyé à Saint-Domingue où ils débarquent en août 1792, à la veille de Valmy. Leur mandat sera confirmé par la république. Ils entrèrent en contact avec les insurgés et abolirent l’un et l’autre l’esclavage sur le territoire de leur mandat, Sonthonax dans le nord le 29 août 1793, et Polverel dans l’ouest et le sud le 21 septembre. Ces évènements ont eu un échos à Paris dans des journaux et feuilles républicaines qui affirmèrent leur soutien à l’insurrection Dominicaine.
Le 3 février 1794 arrivèrent à l’assemblée 3 nouveaux députés de Saint-Domingue élus après les abolitions de Sonthonax et Polverel, il y a parmi eux Jean-Baptiste Belley un ancien esclave né en Afrique et déporté à l’âge de deux ans, ils remplaçaient les députés des colons et c’est leur présence qui va provoquer le lendemain 4 février 1794 le vote du décret qui proclamera l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies. La Convention rejeta le principe de toute indemnisation des colons.
L’abolition de février 1794 se solda finalement par ce que l’on peut considérer comme une défaite totale du parti esclavagiste, des colons et de leurs alliés. Ce ne fut pas le cas de l’abolition de 1848. En 1848 les abolitionnistes ne voulurent pas aller jusqu’à refuser l’indemnisation des colons, reconnaissant par là que l’abolition leur faisait subir un préjudice. Les colons ne s’y trompèrent pas qui pour certains virent dans cette abolition l’équivalent d’un affranchissement après le rachat des esclaves à leur maître par la république. Ils comprirent également parfaitement que cette abolition laissait intactes les rapports coloniaux et les rapports de domination qui en découlaient. Pourtant pour les révolutionnaires de 1848 n’étaient pas plus ni moins radicaux que ceux de 1789, la différence essentielle entre les deux abolitions est que l’une se fit alors les esclaves y jouèrent leur propre partition, la seconde se fit en leur nom, mais sans qu’eux-même puissent faire entendre leur voix.
Christophe Gaudier
Un article de Combat Ouvrier, organisation soeur de Lutte Ouvrière aux Antilles,à l'occasion du 60ème anniversaire de la départementalisation des colonies françaises de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Réunion : « Départements d'Outre-Mer » - 19 mars 1946 - 19 mars 2006 : 60 ans de politique dite « d'assimilation ».
Libellés : Anticolonialisme, Antilles, Black History, Esclavage