11 mai 2008

 

L'esclavage et le développement du capitalisme


Le 10 mai la France a commémoré officiellement l'esclavage. Nicolas Sarkozy a solenellement dénoncé celui-ci comme un "crime contre l'humanité" et a annoncé que dorénavant l'histoire de l'esclavage sera enseigné à l'école primaire. "Pas trop tot", pourrait-on dire. Il serait peut-etre temps également d'inscrire l'enseignement de l'histoire des peuples noirs au programme de l'enseignement secondaire, tout comme la littérature africaine, antillaise etc en tant que telle (et non pas comme une branche de l'histoire ou de la littérature française) - ainsi évidemment que d'autres études des peuples et minorités opprimés.

Ce qu'on n'explique pas, c'est comment le commerce des esclaves a pu etre pratiqué si longtemps dans une France dont le meme Sarkozy n'arrete pas de nous dire qu'il faut etre "fier". L'esclavage était-il une simple "abérration" ou était-il au contraire à la base meme du développement économique du pays ? Comment se fait-il qu'un mode de production si barbare a pris une tellle importance dans un des pays les plus avancés au monde, sans parler de la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis qui avaient des économies encore plus "modernes" ? Enfin, quel est le rapport entre l'esclavage et le racisme qui perdure et que nos dirigeants économiques, politiques, intellectuels et médiatiques commencent tout juste à reconnnaitre comme enraciné et institutionnalisé au sein de la société française ?

Je reproduis ici le chapitre 3 du livre d' Alex Callinicos Racisme et lutte des classes qu'on peut lire en entier ici ...

Le racisme tel que nous le connaissons aujourd'hui s'est développé au cours d'une phase-clé du développement du capitalisme en tant que mode de production dominant à l'échelle mondiale - l'établissement aux XVIIème et XVIIIème siècles de plantations coloniales dans le Nouveau Monde, utilisant une main-d’œuvre servile importée d’Afrique pour produire des biens de consommation tels que le tabac et le sucre, et des matières premières industrielles comme le coton pour le marché mondial. Peter Fryer a retracé son développement en Angleterre : « Le racisme est apparu dans la tradition orale des Barbades au XVIIème siècle et s’est manifesté sous la forme de publications en Grande-Bretagne au XVIIIème, comme l'idéologie de la « plantocratie », la classe de planteurs de sucre et de marchands d'esclaves qui dominaient les colonies anglaises aux Caraïbes ». L'exemple le plus influent de cette idéologie est celui fourni par l'Histoire de la Jamaïque (1774) d'Edward Long, mais déjà en 1753 le grand philosophe écossais David Hume, un des géants du Siècle des Lumières, déclarait : « Je suis porté à soupçonner les nègres, et en général toutes les autres espèces des hommes (car il en existe quatre ou cinq différentes), d’être naturellement inférieures aux blancs ».

Le développement de ce que Robin Blackburn appelle « l’esclavage systémique » dans les plantations d'Amérique du Nord et des Indes Occidentales, qui a nécessité la déportation de pas moins de 6 millions de captifs africains dans le seul XVIIIème siècle, est l'un des plus grands crimes du capitalisme. Cela dit, il est courant d'entendre dire que c'est l'existence préalable du racisme qui a rendu possible l'exploitation des esclaves africains. Cette interprétation est contestée par Eric Williams dans son étude classique du sujet : « L'esclavage n'est pas né du racisme; bien au contraire, le racisme a été la conséquence de l'esclavage. Le travail non-libre dans le Nouveau Monde était brun, blanc, noir et jaune ; catholique, protestant et païen ».

En effet, les économies des plantations étaient fondées au départ sur le travail servile de blancs, sous la forme de serviteurs contractuels qui acceptaient de servir comme esclaves pendant trois ou cinq ans en échange de leur voyage d’Europe. Selon Blackburn:

Plus de la moitié des émigrants blancs dans les colonies d'Amérique du Nord arrivaient comme serviteurs sous contrat (« indentured servants »); les Caraïbes françaises et anglaises absorbèrent des dizaines de milliers de ces travailleurs, qui pouvaient être achetés moins cher que des esclaves. Près de 350.000 de ces serviteurs furent expédiés dans les colonies britanniques jusque dans les années 1770.

Barbara Fields indique que les plantations de tabac de la Virginie coloniale « reposaient principalement sur le dos de serviteurs sous contrat anglais et non d'esclaves africains » jusqu'à la fin du XVIIème siècle :

Les serviteurs sous contrat travaillaient plus longtemps en Virginie que leurs compatriotes anglais et jouissaient de moins de respect et de protection légale et coutumière. Ils pouvaient être achetés et vendus comme du bétail, enlevés, volés, joués aux cartes, et attribués - même avant leur arrivée en Amérique - à des plaideurs qui avaient gagné leur procès. Des patrons cupides (si le terme n'est pas un pléonasme) réduisaient la nourriture des serviteurs, les privaient de leur pécule de libération, et souvent de leur liberté elle-même lorsqu'ils avaient fini leur temps. Ils étaient battus, estropiés, et même tués impunément.

Comme l'observe Fields, « la seule dégradation qui était épargnée (aux serviteurs blancs) était l'esclavage perpétuel ». C'était leur principal désavantage pour les propriétaires soucieux de s'assurer une main d’œuvre stable à long terme afin de satisfaire la demande croissante de produits coloniaux. Mais, comme l'explique Fields, ce n'était pas la couleur de leur peau qui épargnait aux serviteurs sous contrat l'esclavage total, mais les limites au pouvoir des propriétaires imposées par « des siècles de lutte quotidienne, ouverte ou cachée, armée ou désarmée, pacifique ou violente » entre exploiteurs et exploités en Angleterre :

Transformer les serviteurs en esclaves de façon massive aurait aggravé notablement la lutte permanente, une entreprise périlleuse si l'on considère que les serviteurs étaient bien armés et plus nombreux que leurs maîtres, et que les Indiens auraient pu facilement profiter du conflit sévissant chez leurs ennemis. Au surplus, la transformation des nouveaux immigrants en esclaves, une fois connue en Angleterre, aurait menacé de tarir la source de l'immigration future. Même le profiteur le plus rapace et le moins scrupuleux pouvait prévoir le désastre dont était porteuse une telle politique.

La solution aux problèmes de main d’œuvre des planteurs fut fournie, à partir des années 1680, « par l'importation de travailleurs africains en nombre croissant », qui « rendait possible le maintien d'une quantité suffisante de travailleurs dans les plantations sans accumuler la charge explosive constituée par des Anglais armés, mécontents de se voir dénier les droits des Anglais et disposant des moyens matériels et politiques de faire connaître leur mécontentement ». Le racisme se développa dans le contexte créé par le développement de « l'esclavage systémique » du Nouveau Monde : l’idée que les Africains étaient (selon les mots de Hume) « naturellement inférieurs » aux Blancs justifiait qu’on leur déniât les « droits des Anglais » et qu’on les réduisît en esclavage.

Mais cela soulève une autre question. Pourquoi était-il nécessaire de justifier l'esclavage ? Cela peut sembler une question étrange, jusqu'à ce que nous considérions l'autre modèle historique majeur de société basée sur l'esclavage, à savoir l'antiquité classique. Ellen Wood écrit :

Certains seront peut-être surpris d'apprendre que dans la Grèce antique et à Rome, malgré l'acceptation quasi universelle de l'esclavage, l’idée qu'il était justifié par des inégalités naturelles parmi les êtres humains n'eut jamais le moindre crédit. La seule exception notable, la conception d'Aristote d'un esclavage naturel, ne connut aucun développement. Le point de vue le plus courant semble avoir été que l'esclavage était une convention qui ne se justifiait que par son utilité. En réalité, on allait jusqu'à admettre que cette institution, quoique utile, était contraire à la nature. Une telle conception n’apparaît pas seulement dans la philosophie mais était même reconnue par la loi romaine. Il a même été suggéré que l'esclavage était le seul cas du droit romain dans lequel il y avait un conflit avéré entre le jus gentium, la loi conventionnelle des nations, et le jus naturale, la loi de la nature.

Comment se fait-il que les idéologues grecs et romains n'aient pas jugé utile de construire une justification élaborée de ce qu’ils reconnaissaient comme une institution « anti-naturelle » ? Pour répondre à cette question nous devons garder à l'esprit l'un des traits fondamentaux des sociétés pré-capitalistes, à savoir leur recours à ce que Marx appelle la « force extra-économique ». L'esclavage antique et le servage médiéval reposaient tous deux sur l'exploitation d’une force de travail non libre. L'esclave était réduit au statut d’un « outil parlant » (instrumentum vocale), comme disaient les Romains. Comme tel, l'esclave était totalement soumis au pouvoir physique de son maître, qui pouvait battre, violer, torturer et même tuer sa propriété. Cette soumission extrême d'un groupe humain à un autre reposait sur la puissance militaire des Cités-Etats grecques et de l'Empire romain, qui leur assurait un apport permanent d'esclaves. Le paysan féodal, qui jouissait de droits plus étendus et du contrôle d'un lopin de terre, était soumis à la puissance militaire et judiciaire du seigneur. Ce pouvoir permettait d'obliger le paysan à travailler pour le seigneur en exécutant les corvées, en cultivant les terres du seigneur une partie de la semaine, ou en lui livrant une portion de la récolte.

La nature de l'exploitation dans ces sociétés se reflétait dans l'organisation hiérarchique et la division de la population en groupes légalement inégaux - citoyen et esclave dans l'antiquité classique (et en fait les citoyens eux-mêmes étaient divisés en riches et pauvres), les états de l'Europe médiévale. L'inégalité sous une forme visible, systématique, sanctionnée par la loi était la norme dans les sociétés pré-capitalistes. Leurs idéologues ne doutaient de rien, et avaient tendance à décrire la société comme basée sur une division du travail dans laquelle même les plus humbles avaient leur rôle préétabli. Le fameux dialogue du philosophe grec Platon, La République, avec sa hiérarchie de Gardiens, Guerriers et Travailleurs, est la version occidentale classique de cette idéologie. Un autre exemple est celui cité par le grand philosophe arabe médiéval Ibn Khaldûn :

Le monde est un jardin dont le rempart est la dynastie. La dynastie est une autorité par laquelle vie est donnée au bon comportement. Le bon comportement est une politique dirigée par le souverain. Le souverain est une institution soutenue par les soldats. Les soldats sont des auxiliaires, qui sont entretenus avec de l'argent. L'argent est un moyen de subsistance apporté par les sujets. Les sujets sont des serviteurs protégés par la justice. La justice est quelque chose de familier, et grâce à elle le monde persiste. Le monde est un jardin...

Dans de telles sociétés hiérarchiques l'esclavage n'était qu'une nuance dans une gamme de statuts inégaux, qui n'avait besoin d'aucune explication particulière. Ce n'est pas le cas dans la société capitaliste. Car le mode de production capitaliste repose sur l'exploitation d’une main d’œuvre salariée libre. « Le travailleur salarié, dit Marx, est libre dans un double sens, libéré des anciens rapports de clientélisme, de soumission et de servitude, et, deuxièmement, de tous biens et possessions, et de toute forme objective et matérielle, libre de toute propriété ». Ce n'est pas une subordination légale et politique des travailleurs à l’exploiteur, mais leur séparation des moyens de production, et l'obligation qui en résulte pour eux de vendre leur seule ressource productive, la force de travail, qui est le fondement de l'exploitation capitaliste. Le travailleur et le capitaliste se rencontrent sur le marché du travail comme étant légalement égaux. Les travailleurs sont parfaitement libres de ne pas vendre leur force de travail : c’est seulement le fait que la seule alternative est la mort par inanition ou la queue des bureaux de chômage qui les amène à le faire. Par conséquent le marché du travail constitue, comme dit Marx, « un véritable jardin d'Eden des droits innés de l'homme » , « le royaume exclusif de la Liberté, de l'Egalité, de la Propriété, et de Bentham ». C’est seulement dans « la sphère cachée de la production » que se situe l'exploitation.

Ce contraste entre l’égalité formelle et l’inégalité réelle du capitaliste et du travailleur est un trait fondamental de la société bourgeoise, qui se reflète dans de nombreux aspects de son développement. Les grandes révolutions bourgeoises, qui ont balayé les obstacles à la domination du mode capitaliste de production, ont mobilisé les masses sous les bannières de la liberté et de l'égalité. « Le plus pauvre qui soit en Angleterre a une vie à vivre comme le plus grand, et donc... tout homme qui doit vivre sous un gouvernement devrait d'abord, de son propre consentement, se soumettre à ce gouvernement », disait le colonel Rainsborough dans les débats de Putney en 1647. « Nous tenons ces vérités comme allant de soi que tous les hommes ont été créés égaux, qu'ils sont nantis par leur Créateur de certains droits inaliénables, parmi lesquels la vie, la liberté, et la poursuite du bonheur », proclame la Déclaration d'Indépendance américaine de 1776. Sur le drapeau de la Révolution Française de 1789 était écrit : Liberté, Egalité, Fraternité.

Et cependant le paradoxe était que le capitalisme, dont la domination suppose l'exploitation du travail salarié, a bénéficié de façon gigantesque, durant une phase critique de son développement, de l'esclavage colonial. Cette relation se poursuivit bien avant dans l'ère de la révolution industrielle, les usines textiles anglaises utilisant une matière première en provenance des plantations esclavagistes du Sud américain. La dépendance du capitalisme par rapport au travail servile devint une anomalie, qui nécessitait une explication. C'est dans ce contexte que l’idée selon laquelle les Noirs étaient des sous-humains, et ne méritaient donc pas le respect de l’égalité qui était de plus en plus reconnue comme un droit de l’être humain, commença à s'installer.

Barbara Fields indique que « l’idéologie raciale » prit forme parmi les petits exploitants blancs (« the white yeomanry ») dans le Sud des USA - les petits fermiers et artisans qui, représentant près des deux tiers de la population de l’ « Old South », ne possédaient pour la plupart pas d'esclaves et cherchaient à affirmer leur indépendance politique et économique vis-à-vis des planteurs :

L'idéologie raciale fournit le moyen d'expliquer l'esclavage à des gens dont la terre était une république fondée sur des doctrines radicales de liberté et de droits naturels ; et, chose plus importante, une république dans laquelle ces doctrines semblaient représenter véritablement le monde où ils vivaient tous, à l'exception d'une minorité. C'est seulement lorsque le déni de la liberté devint une anomalie visible pour les moins observateurs et les moins critiques des membres de la société euro-américaine que l'idéologie s'employa systématiquement à expliquer cette anomalie.

De même, Peter Fryer montre comment le racisme est apparu dans la Grande-Bretagne du XVIIIème siècle « comme une idéologie essentiellement défensive – l’arme de la classe dont la richesse, le mode de vie et le pouvoir subissaient un assaut en règle ». Les idéologues racistes tels que Long défendirent dans leurs écrits les planteurs des Indes Occidentales contre les pressions croissantes visant à abolir, non pas seulement le commerce des esclaves, mais l'institution même du servage. Pourtant l'idéologie raciste survécut à l'abolition, et en fait bénéficia d'élaborations théoriques plus avancées au cours du XIXème siècle sous la forme de la biologie raciale pseudo-scientifique, qui se basait sur une approche vulgaire de la théorie darwinienne de la sélection naturelle. Cela reflétait le fait que l’anomalie qui avait donné naissance au racisme au départ continuait à exister sous une forme nouvelle, la domination du monde par une poignée de puissances européennes (ou européanisées, comme les USA et la Russie). Cet état de choses était justifié par l'idée selon laquelle la constitution biologique des Asiatiques et des Africains les destinait à être dirigés par les « races » blanches, dont c'était le devoir de gouverner le monde dans les intérêts de ses sujets. La forme classique de ce point de vue est le poème de Rudyard Kipling « The White Man's Burden » (« la charge de l'homme blanc »), écrit en 1898 comme un appel aux Etats-Unis, qui entamaient alors tout juste leur carrière de puissance impérialiste :

Prends en charge la mission de l’homme blanc -
Envoie les meilleurs de ceux que tu engendres -
Condamne tes enfants à l’exil
Pour les besoins de tes captifs;
A servir dans un lourd harnais
Sur des peuples mouvants et sauvages -
Tes peuples moroses, nouvellement capturés,
Moitié diables et moitié enfants.

(Take up the White Man's burden -
Send forth the best ye breed -
Go bind your sons to exile
To serve your captives' need;
To wait in heavy harness
On fluttered folk and wild -
Your new-caught, sullen peoples,
Half devil and half child.)

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